viernes, 28 de marzo de 2014

L'Étourdi ou les Contretemps


L’Étourdi ou les Contretemps ou L'estourdy ou les contre-temps, est une comédie en cinq actes et en vers de Molière, représentée pour la première fois à Lyon en 1653. Elle a été représentée la première fois à Paris au Théâtre du Petit-Bourbonle 3 novembre 1658 par la troupe de Monsieur, frère unique du Roi.


Résumé

Lélie aime Célie, la belle esclave que possède le vieux Trufaldin et qu'il voudrait lui racheter pour lui offrir le mariage. Mais il est sans le sou, à cause de son père, Pandolfe, qui se montre particulièrement jaloux de sa bourse, et a prévu d'ailleurs pour son fils un autre mariage, avec Hyppolite, qui aime Léandre, le rival de Lélie. Le valet de Lélie, Mascarille, est mis sur l'affaire: à lui de trouver le moyen de se procurer l'argent qui permettra à son maître de s'attacher Célie et de damner le pion à tous ses rivaux. Mais les maladresses du jeune homme vont donner bien des difficultés à l'ingénieux Mascarille...


ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE

         La scène est à Messine.
  
LÉLIE

  Hé bien ! Léandre, hé bien ! il faudra contester ;
Nous verrons de nous deux qui pourra l’emporter ;
Qui dans nos soins communs pour ce jeune miracle,
Aux vœux de son rival portera plus d’obstacle.
Préparez vos efforts, et vous défendez bien,
Sûr que de mon côté je n’épargnerai rien.

 SCÈNE II

LÉLIE, MASCARILLE.


LÉLIE
  Ah ! Mascarille.

MASCARILLE
            Quoi ?

LÉLIE
  Voici bien des affaires ;
  J’ai dans ma passion toutes choses contraires :
Léandre aime Célie, et, par un trait fatal,
Malgré mon changement, est toujours mon rival.

MASCARILLE
           Léandre aime Célie !

LÉLIE
  Il l’adore, te dis-je.

MASCARILLE
        Tant pis.

LÉLIE
  Hé ! oui, tant pis, c’est là ce qui m’afflige.
  Toutefois j’aurais tort de me désespérer,
Puisque j’ai ton secours je puis me rassurer ;
Je sais que ton esprit en intrigues fertile,
N’a jamais rien trouvé qui lui fût difficile,
Qu’on te peut appeler le roi des serviteurs,
Et qu’en toute la terre...

MASCARILLE
  Hé ! trêve de douceurs.
  Quand nous faisons besoin nous autres misérables,
Nous sommes les chéris et les incomparables,
Et dans un autre temps, dès le moindre courroux,
Nous sommes les coquins qu’il faut rouer de coups.

LÉLIE
  Ma foi, tu me fais tort avec cette invective ;
Mais enfin discourons un peu de ma captive,
Dis si les plus cruels et plus durs sentiments
Ont rien d’impénétrable à des traits si charmants :
Pour moi, dans ses discours, comme dans son visage,
Je vois pour sa naissance un noble témoignage,
Et je crois que le Ciel dedans un rang si bas,
Cache son origine, et ne l’en tire pas.

MASCARILLE

  Vous êtes romanesque avecque vos chimères ;
Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires,
C’est, Monsieur, votre père, au moins à ce qu’il dit,
Vous savez que sa bile assez souvent s’aigrit,
Qu’il peste contre vous d’une belle manière,
Quand vos déportements lui blessent la visière ;
Il est avec Anselme en parole pour vous ,
Que de son Hippolyte on vous fera l’époux,
S’imaginant que c’est dans le seul mariage,
Qu’il pourra rencontrer de quoi vous faire sage.
Et s’il vient à savoir que rebutant son choix
D’un objet inconnu vous recevez les lois,
Que de ce fol amour la fatale puissance
Vous soustrait au devoir de votre obéissance,
Dieu sait quelle tempête alors éclatera,
Et de quels beaux sermons on vous régalera.

LÉLIE
  Ah ! trêve, je vous prie, à votre rhétorique.

MASCARILLE
  Mais vous, trêve plutôt à votre politique,
Elle n’est pas fort bonne, et vous devriez tâcher...

LÉLIE
Sais-tu qu’on n’acquiert rien de bon à me fâcher ?
Que chez moi les avis ont de tristes salaires,
Qu’un valet conseiller y fait mal ses affaires ?

MASCARILLE
  Il se met en courroux! Tout ce que j’en ai dit
N’était rien que pour rire, et vous sonder l’esprit ?
D’un censeur de plaisirs ai-je fort l’encolure ?
Et Mascarille est-il ennemi de nature ?
Vous savez le contraire, et qu’il est très certain,
Qu’on ne peut me taxer que d’être trop humain.
Moquez-vous des sermons d’un vieux barbon de père ;
Poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire ;
Ma foi, j’en suis d’avis, que ces penards chagrins
Nous viennent étourdir de leurs contes badins,
Et vertueux par force, espèrent par envie,
Oter aux jeunes gens les plaisirs de la vie.
Vous savez mon talent, je m’offre à vous servir.

LÉLIE
  Ah ! c’est par ces discours que tu peux me ravir.
Au reste, mon amour, quand je l’ai fait paraître,
N’a point été mal vu des yeux qui l’ont fait naître ;
Mais Léandre à l’instant vient de me déclarer
Qu’à me ravir Célie il se va préparer.
C’est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête
Les moyens les plus prompts d’en faire ma conquête.
Trouve ruses, détours, fourbes, inventions,
Pour frustrer un rival de ses prétentions.

MASCARILLE
Laissez-moi quelque temps rêver à cette affaire.
Que pourrais-je inventer pour ce coup nécessaire?

LÉLIE
  Hé bien ? le stratagème ?

MASCARILLE
  Ah ! comme vous courez !
  Ma cervelle toujours marche à pas mesurés.
J’ai trouvé votre fait : il faut... Non, je m’abuse.
Mais si vous alliez...

LÉLIE
  Où ?

MASCARILLE
       C’est une faible ruse.
  J’en songeais une.

LÉLIE
  Et quelle ?

MASCARILLE
  Elle n’irait pas bien.
  Mais ne pourriez-vous pas... ?

LÉLIE
  Quoi ?

MASCARILLE
  Vous ne pourriez rien.
  Parlez avec Anselme.

LÉLIE
  Et que lui puis-je dire ?

MASCARILLE
  Il est vrai, c’est tomber d’un mal dedans un pire.
        Il faut pourtant l’avoir. Allez chez Trufaldin.

LÉLIE
  Que faire ?

MASCARILLE
  Je ne sais.

LÉLIE
  C’en est trop, à la fin ;
  Et tu me mets à bout par ces contes frivoles.

MASCARILLE
  Monsieur, si vous aviez en main force pistoles,
Nous n’aurions pas besoin maintenant de rêver,
À chercher les biais que nous devons trouver ;
Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave,
Empêcher qu’un rival vous prévienne et vous brave.
De ces Égyptiens qui la mirent ici,
Trufaldin qui la garde est en quelque souci,
Et trouvant son argent qu’ils lui font trop attendre,
Je sais bien qu’il serait très ravi de la vendre :
Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu,
Il se ferait fesser, pour moins d’un quart d’écu ;
Et l’argent est le dieu que sur tout il révère :
Mais le mal, c’est...

LÉLIE
  Quoi ? c’est ?

MASCARILLE
Que Monsieur votre père
  Est un autre vilain qui ne vous laisse pas,
Comme vous voudriez bien, manier ses ducats :
Qu’il n’est point de ressort qui pour votre ressource,
Peut faire maintenant ouvrir la moindre bourse :
Mais tâchons de parler à Célie un moment,
Pour savoir là-dessus quel est son sentiment.
La fenêtre est ici.

LÉLIE
  Mais Trufaldin pour elle,
  Fait de nuit et de jour exacte sentinelle ;
Prends garde.

MASCARILLE
  Dans ce coin demeurons en repos.
  Oh ! bonheur ! la voilà qui paraît à propos.
SCÈNE III

CÉLIE, LÉLIE, MASCARILLE.
LÉLIE
  Ah ! que le Ciel m’oblige, en offrant à ma vue
Les célestes attraits dont vous êtes pourvue !
Et, quelque mal cuisant que m’aient causé vos yeux,
Que je prends de plaisir à les voir en ces lieux !

CÉLIE
  Mon cœur qu’avec raison votre discours étonne,
N’entend pas que mes yeux fassent mal à personne ;
Et, si dans quelque chose ils vous ont outragé,
Je puis vous assurer que c’est sans mon congé.

LÉLIE
  Ah ! leurs coups sont trop beaux pour me faire une injure ;
  Je mets toute ma gloire à chérir ma blessure,
Et...

MASCARILLE
  Vous le prenez là d’un ton un peu trop haut ;
  Ce style maintenant n’est pas ce qu’il nous faut ;
Profitons mieux du temps, et sachons vite d’elle
Ce que...

TRUFALDIN, dans la maison.
  Célie !

MASCARILLE
  Hé bien ?

LÉLIE
  Oh ! rencontre cruelle,
  Ce malheureux vieillard devait-il nous troubler !

MASCARILLE
  Allez, retirez-vous ; je saurai lui parler.
SCÈNE IV

TRUFALDIN, CÉLIE, MASCARILLE, et LÉLIE, retiré dans un coin.
TRUFALDIN
  Que faites-vous dehors ? et quel soin vous talonne,
Vous à qui je défends de parler à personne.

CÉLIE
  Autrefois j’ai connu cet honnête garçon ;
130 Et vous n’avez pas lieu d’en prendre aucun soupçon.

MASCARILLE
  Est-ce là le seigneur Trufaldin ?

CÉLIE
  Oui, lui-même.

MASCARILLE
  Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême,
De pouvoir saluer en toute humilité,
Un homme dont le nom est partout si vanté.

TRUFALDIN
  Très humble serviteur.

MASCARILLE
  J’incommode peut-être ;
  Mais je l’ai vue ailleurs, où m’ayant fait connaître,
Les grands talents qu’elle a pour savoir l’avenir,
Je voulais sur un point un peu l’entretenir.

TRUFALDIN
  Quoi ! te mêlerais-tu d’un peu de diablerie ?

CÉLIE
  Non, tout ce que je sais n’est que blanche magie.

MASCARILLE
  Voici donc ce que c’est. Le maître que je sers,
Languit pour un objet qui le tient dans ses fers ;
Il aurait bien voulu du feu qui le dévore,
Pouvoir entretenir la beauté qu’il adore :
Mais un dragon veillant sur ce rare trésor
N’a pu, quoi qu’il ait fait, le lui permettre encor,
Et, ce qui plus le gêne et le rend misérable,
Il vient de découvrir un rival redoutable ;
Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux,
Ont sujet d’espérer quelque succès heureux,
Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche,
Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.

CÉLIE
  Sous quel astre ton maître a-t-il reçu le jour ?

MASCARILLE
  Sous un astre à jamais ne changer son amour.

CÉLIE
  Sans me nommer l’objet pour qui son cœur soupire,
La science que j’ai m’en peut assez instruire ;
Cette fille a du cœur, et dans l’adversité,
Elle sait conserver une noble fierté,
Elle n’est pas d’humeur à trop faire connaître,
Les secrets sentiments qu’en son cœur on fait naître :
Mais je les sais comme elle, et d’un esprit plus doux,
Je vais en peu de mots vous les découvrir tous.

MASCARILLE
  Ô ! merveilleux pouvoir de la vertu magique !

CÉLIE
  Si ton maître en ce point de constance se pique,
  Et que la vertu seule anime son dessein,
Qu’il n’appréhende pas de soupirer en vain ;
Il a lieu d’espérer, et le fort qu’il veut prendre
N’est pas sourd aux traités, et voudra bien se rendre.

MASCARILLE
  C’est beaucoup ; mais ce fort dépend d’un gouverneur
Difficile à gagner.

CÉLIE
  C’est là tout le malheur.

MASCARILLE
  Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire.

CÉLIE
  Je vais vous enseigner ce que vous devez faire.

LÉLIE, les joignant.
  Cessez, ô ! Trufaldin, de vous inquiéter,
C’est par mon ordre seul qu’il vous vient visiter ;
Et je vous l’envoyais ce serviteur fidèle,
Vous offrir mon service, et vous parler pour elle,
Dont je vous veux dans peu payer la liberté,
Pourvu qu’entre nous deux le prix soit arrêté.

MASCARILLE
  La peste soit la bête.

TRUFALDIN
  Ho ! ho ! qui des deux croire,
  Ce discours au premier, est fort contradictoire.

MASCARILLE
  Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé ;
Ne le savez-vous pas ?

TRUFALDIN
  Je sais ce que je sai ;
  J’ai crainte ici dessous de quelque manigance :
Rentrez, et ne prenez jamais cette licence :
Et vous filous fieffés, ou je me trompe fort,
Mettez pour me jouer vos flûtes mieux d’accord.

MASCARILLE
  C’est bien fait ; je voudrais qu’encor sans flatterie,
Il nous eût d’un bâton chargés de compagnie ;
À quoi bon se montrer ? et comme un Étourdi,
Me venir démentir de tout ce que je di ?

LÉLIE
  Je pensais faire bien.

MASCARILLE
  Oui, c’était fort l’entendre ;
  Mais quoi, cette action ne me doit point surprendre,
Vous êtes si fertile en pareils Contre-temps,
Que vos écarts d’esprit n’étonnent plus les gens.

LÉLIE
  Ah ! mon Dieu, pour un rien me voilà bien coupable,
Le mal est-il si grand qu’il soit irréparable ?
Enfin, si tu ne mets Célie entre mes mains,
Songe au moins de Léandre à rompre les desseins,
Qu’il ne puisse acheter avant moi cette belle,
De peur que ma présence encor soit criminelle,
Je te laisse.

MASCARILLE
  Fort bien. À vrai dire, l’argent
  Serait dans notre affaire un sûr et fort agent ;
Mais ce ressort manquant, il faut user d’un autre.
SCÈNE V

ANSELME, MASCARILLE.
ANSELME

  Par mon chef, c’est un siècle étrange que le nôtre !
  J’en suis confus ; jamais tant d’amour pour le bien,
Et jamais tant de peine à retirer le sien.
Les dettes aujourd’hui, quelque soin qu’on emploie,
Sont comme les enfants que l’on conçoit en joie,
Et dont avecque peine on fait l’accouchement ;
  L’argent dans une bourse entre agréablement :
Mais le terme venu que nous devons le rendre,
C’est lors que les douleurs commencent à nous prendre.
Baste, ce n’est pas peu que deux mille francs dus,
Depuis deux ans entiers me soient enfin rendus ;
Encore est-ce un bonheur.

MASCARILLE
  Ô ! Dieu, la belle proie
  À tirer en volant! chut : il faut que je voie,
Si je pourrais un peu de près le caresser.
Je sais bien les discours dont il le faut bercer.
Je viens de voir, Anselme...

ANSELME
  Et qui ?

MASCARILLE
  Votre Nérine.

ANSELME
  Que dit-elle de moi, cette gente assassine ?

MASCARILLE
  Pour vous elle est de flamme.

ANSELME
  Elle ?

MASCARILLE
  Et vous aime tant,
  Que c’est grande pitié.

ANSELME
  Que tu me rends content !

MASCARILLE
  Peu s’en faut que d’amour la pauvrette ne meure ;
"Anselme, mon mignon, crie-t-elle, à toute heure,
Quand est-ce que l’hymen  unira nos deux cœurs ?
Et que tu daigneras éteindre mes ardeurs ?"

ANSELME
  Mais pourquoi jusqu’ici me les avoir celées ?
Les filles, par ma foi, sont bien dissimulées !
Mascarille, en effet, qu’en dis-tu ? Quoique vieux,
J’ai de la mine encore assez pour plaire aux yeux.

MASCARILLE
  Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable ;
S’il n’est pas des plus beaux, il est désagréable.

ANSELME
  Si bien donc...

MASCARILLE
  Si bien donc qu’elle est sotte de vous ;
  Ne vous regarde plus...

ANSELME
  Quoi ?

MASCARILLE
  Que comme un époux :
  Et vous veut...

ANSELME
  Et me veut... ?

MASCARILLE
  Et vous veut, quoi qu’il tienne,
  Prendre la bourse.

ANSELME
  La... ?

MASCARILLE prend la bourse.
  La bouche avec la sienne.

ANSELME
  Ah ! je t’entends. Viens çà, lorsque tu la verras,
Vante-lui mon mérite autant que tu pourras.

MASCARILLE
  Laissez-moi faire.

ANSELME
  Adieu.

MASCARILLE
  Que le Ciel vous conduise !

ANSELME
Ah ! vraiment je faisais une étrange sottise,
Et tu pouvais pour toi m’accuser de froideur :
Je t’engage à servir mon amoureuse ardeur,
Je reçois par ta bouche une bonne nouvelle,
Sans du moindre présent récompenser ton zèle ;
Tiens, tu te souviendras...

MASCARILLE
Ah ! non pas, s’il vous plaît.

ANSELME
  Laissez-moi.

MASCARILLE
  Point du tout, j’agis sans intérêt.

ANSELME
  Je le sais ; mais pourtant...

MASCARILLE
  Non, Anselme, vous dis-je :
  Je suis homme d’honneur, cela me désoblige.

ANSELME
  Adieu donc, Mascarille !

MASCARILLE
  Ô long discours !

ANSELME
  Je veux
  Régaler par tes mains cet objet de mes vœux ;
Et je vais te donner de quoi faire pour elle
L’achat de quelque bague, ou telle bagatelle
Que tu trouveras bon.

MASCARILLE
  Non, laissez votre argent,
  Sans vous mettre en souci, je ferai le présent ;
  Et l’on m’a mis en main une bague à la mode,
Qu’après vous payerez si cela l’accommode.

ANSELME
  Soit, donne-la pour moi ; mais surtout fais si bien,
Qu’elle garde toujours l’ardeur de me voir sien.
SCÈNE VI

LÉLIE, ANSELME, MASCARILLE.
LÉLIE
  À qui la bourse ?

ANSELME
  Ah ! Dieux, elle m’était tombée,
  Et j’aurais après cru qu’on me l’eût dérobée ;
Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant,
Qui m’épargne un grand trouble, et me rend mon argent :
Je vais m’en décharger au logis tout à l’heure.

MASCARILLE
  C’est être officieux, et très fort, ou je meure.

LÉLIE
  Ma foi, sans moi, l’argent était perdu pour lui.

MASCARILLE
  Certes, vous faites rage, et payez aujourd’hui
D’un jugement très rare, et d’un bonheur extrême.
Nous avancerons fort, continuez de même.

LÉLIE
  Qu’est-ce donc ? qu’ai-je fait ?

MASCARILLE
  Le sot, en bon françois,
  Puisque je puis le dire, et qu’enfin je le dois.
Il sait bien l’impuissance où son père le laisse,
Qu’un rival qu’il doit craindre, étrangement nous presse,
Cependant quand je tente un coup pour l’obliger,
Dont je cours, moi tout seul, la honte et le danger...

LÉLIE
  Quoi ! c’était... !

MASCARILLE
Oui, bourreau, c’était pour la captive,
  Que j’attrapais l’argent dont votre soin nous prive.

LÉLIE
  S’il est ainsi j’ai tort ; mais qui l’eût deviné ?

MASCARILLE
  Il fallait, en effet, être bien raffiné.

LÉLIE
  Tu me devais  par signe avertir de l’affaire.

MASCARILLE
  Oui, je devais au dos avoir mon luminaire;
Au nom de Jupiter, laissez-nous en repos,
Et ne nous chantez plus d’impertinents propos :
Un autre après cela quitterait tout peut-être ;
Mais j’avais médité tantôt un coup de maître,
Dont tout présentement je veux voir les effets,
À la charge que si...

LÉLIE
  Non, je te le promets,
  De ne me mêler plus de rien dire, ou rien faire.

MASCARILLE
  Allez donc, votre vue excite ma colère.

LÉLIE
  Mais surtout hâte-toi, de peur qu’en ce dessein...

MASCARILLE
Allez, encore un coup, j’y vais mettre la main.
Menons bien ce projet, la fourbe sera fine,
S’il faut qu’elle succède ainsi que j’imagine.
Allons voir... Bon, voici mon homme justement.

SCÈNE VII

PANDOLPHE, MASCARILLE.
PANDOLFE

  Mascarille.

MASCARILLE
  Monsieur ?

PANDOLFE
  À parler franchement,
  Je suis mal satisfait de mon fils.

MASCARILLE
De mon maître ?
  Vous n’êtes pas le seul qui se plaigne de l’être :
Sa mauvaise conduite insupportable en tout,
Met à chaque moment ma patience à bout.

PANDOLFE
  Je vous croirais pourtant assez d’intelligence
Ensemble.

MASCARILLE
  Moi ? Monsieur, perdez cette croyance ;
  Toujours de son devoir je tâche à l’avertir ;
Et l’on nous voit sans cesse avoir maille à partir.
À l’heure même encor nous avons eu querelle,
Sur l’hymen  d’Hippolyte, où je le vois rebelle ;
  Où par l’indignité d’un refus criminel,
Je le vois offenser le respect paternel.

PANDOLFE
  Querelle ?

MASCARILLE
  Oui, querelle, et bien avant poussée.

PANDOLFE
  Je me trompais donc bien : car j’avais la pensée,
Qu’à tout ce qu’il faisait tu donnais de l’appui.

MASCARILLE
Moi ! Voyez ce que c’est que du monde aujourd’hui ;
Et comme l’innocence est toujours opprimée.
Si mon intégrité vous était confirmée ;
Je suis auprès de lui gagé pour serviteur,
Vous me voudriez encor payer pour précepteur :
Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage,
Que ce que je lui dis, pour le faire être sage.
"Monsieur, au nom de Dieu, lui fais-je assez souvent,
Cessez de vous laisser conduire au premier vent,
Réglez-vous. Regardez l’honnête homme de père
Que vous avez du Ciel, comme on le considère ;
Cessez de lui vouloir donner la mort au cœur,
Et, comme lui, vivez en personne d’honneur."

PANDOLFE
  C’est parler comme il faut. Et que peut-il répondre ?

MASCARILLE
  Répondre ? Des chansons, dont il me vient confondre.
Ce n’est pas qu’en effet, dans le fond de son cœur,
Il ne tienne de vous des semences d’honneur ;
Mais sa raison n’est pas maintenant sa maîtresse :
Si je pouvais parler avecque hardiesse,
Vous le verriez dans peu soumis sans nul effort.

PANDOLFE
  Parle.

MASCARILLE
  C’est un secret qui m’importerait fort,
  S’il était découvert : mais à votre prudence
Je puis le confier avec toute assurance.

PANDOLFE
  Tu dis bien.

MASCARILLE
  Sachez donc que vos vœux sont trahis,
  Par l’amour qu’une esclave imprime à votre fils.

PANDOLFE
  On m’en avait parlé ; mais l’action me touche,
De voir que je l’apprenne encore par ta bouche.

MASCARILLE
  Vous voyez si je suis le secret confident...

PANDOLFE
  Vraiment, je suis ravi de cela.

MASCARILLE
  Cependant
  À son devoir, sans bruit, désirez-vous le rendre ?
  Il faut... j’ai toujours peur qu’on nous vienne surprendre :
Ce serait fait de moi s’il savait ce discours.
Il faut, dis-je, pour rompre à toute chose cours,
Acheter sourdement l’esclave idolâtrée,
Et la faire passer en une autre contrée.
  Anselme a grand accès auprès de Trufaldin ;
Qu’il aille l’acheter pour vous dès ce matin :
Après, si vous voulez en mes mains la remettre,
Je connais des marchands, et puis bien vous promettre,
D’en retirer l’argent qu’elle pourra coûter :
Et malgré votre fils de la faire écarter.
Car enfin si l’on veut qu’à l’hymen il se range,
À cette amour naissant il faut donner le change ;
Et de plus, quand bien même il serait résolu,
Qu’il aurait pris le joug que vous avez voulu :
  Cet autre objet pouvant réveiller son caprice,
Au mariage encor peut porter préjudice.

PANDOLFE
  C’est très bien raisonné ; ce conseil me plaît fort ;
Je vois Anselme, va, je m’en vais faire effort,
Pour avoir promptement cette esclave funeste,
 Et la mettre en tes mains pour achever le reste.

MASCARILLE
  Bon, allons avertir mon maître de ceci :
Vive la fourberie, et les fourbes aussi.

SCÈNE VIII

HIPPOLYTE, MASCARILLE.
HIPPOLYTE
  Oui, traître, c’est ainsi que tu me rends service ;
Je viens de tout entendre, et voir ton artifice ;
À moins que de cela l’eussé-je soupçonné !
Tu couches d’imposture, et tu m’en as donné!
Tu m’avais promis lâche, et j’avais lieu d’attendre,
Qu’on te verrait servir mes ardeurs pour Léandre ;
Que du choix de Lélie, où l’on veut m’obliger,
Ton adresse et tes soins sauraient me dégager ;
Que tu m’affranchirais du projet de mon père ;
Et cependant ici tu fais tout le contraire :
Mais tu t’abuseras, je sais un sûr moyen,
Pour rompre cet achat où tu pousses si bien ;
Et je vais de ce pas...

MASCARILLE
       Ah ! que vous êtes prompte !
  La mouche tout d’un coup à la tête vous monte ;
Et, sans considérer s’il a raison, ou non,
Votre esprit contre moi fait le petit démon.
J’ai tort, et je devrais sans finir mon ouvrage,
Vous faire dire vrai, puisqu’ainsi l’on m’outrage.

HIPPOLYTE
  Par quelle illusion penses-tu m’éblouir ?
Traître, peux-tu nier ce que je viens d’ouïr ?

MASCARILLE
  Non ; mais il faut savoir que tout cet artifice
Ne va directement qu’à vous rendre service :
Que ce conseil adroit qui semble être sans fard,
Jette dans le panneau l’un et l’autre vieillard :
Que mon soin par leurs mains ne veut avoir Célie,
Qu’à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie :
Et faire que l’effet de cette invention
Dans le dernier excès portant sa passion,
Anselme rebuté de son prétendu gendre,
Puisse tourner son choix du côté de Léandre.

HIPPOLYTE
  Quoi ! tout ce grand projet qui m’a mise en courroux,
Tu l’as formé pour moi, Mascarille !

MASCARILLE
  Oui, pour vous.
  Mais puisqu’on reconnaît si mal mes bons offices,
Qu’il me faut de la sorte essuyer vos caprices,
Et que, pour récompense, on s’en vient de hauteur
Me traiter de faquin, de lâche, d’imposteur,
Je m’en vais réparer l’erreur que j’ai commise,
Et dès ce même pas rompre mon entreprise.

HIPPOLYTE, l’arrêtant.
  Hé ! ne me traite pas si rigoureusement,
Et pardonne aux transports d’un premier mouvement.

MASCARILLE
  Non, non, laissez-moi faire, il est en ma puissance,
De détourner le coup qui si fort vous offense.
Vous ne vous plaindrez point de mes soins désormais :
Oui, vous aurez mon maître, et je vous le promets.

HIPPOLYTE
  Hé ! Mon pauvre garçon, que ta colère cesse ;
J’ai mal jugé de toi, j’ai tort, je le confesse :
(Tirant sa bourse.)
  Mais je veux réparer ma faute avec ceci.
  Pourrais-tu te résoudre à me quitter ainsi ?

MASCARILLE
  Non, je ne le saurais, quelque effort que je fasse :
Mais votre promptitude est de mauvaise grâce.
Apprenez qu’il n’est rien qui blesse un noble cœur,
Comme quand il peut voir qu’on le touche en l’honneur.

HIPPOLYTE
  Il est vrai je t’ai dit de trop grosses injures :
Mais que ces deux louis guérissent tes blessures.

MASCARILLE
  Hé ! tout cela n’est rien ; je suis tendre à ces coups :
Mais déjà je commence à perdre mon courroux,
Il faut de ses amis endurer quelque chose.

HIPPOLYTE
  Pourras-tu mettre à fin ce que je me propose ?
Et crois-tu que l’effet de tes desseins hardis,
Produise à mon amour le succès que tu dis ?

MASCARILLE
  N’ayez point pour ce fait l’esprit sur des épines ;
J’ai des ressorts tout prêts pour diverses machines ;
Et quand ce stratagème à nos vœux manquerait,
Ce qu’il ne ferait pas, un autre le ferait.

HIPPOLYTE
  Crois qu’Hippolyte au moins ne sera pas ingrate.

MASCARILLE
  L’espérance du gain n’est pas ce qui me flatte.

HIPPOLYTE
  Ton maître te fait signe, et veut parler à toi ;
  Je te quitte : mais songe à bien agir pour moi.

SCÈNE IX

MASCARILLE, LÉLIE.
LÉLIE

  Que diable fais-tu là ; tu me promets merveille ;
Mais ta lenteur d’agir est pour moi sans pareille :
Sans que mon bon génie au-devant m’a poussé,
Déjà tout mon bonheur eût été renversé.
C’était fait de mon bien, c’était fait de ma joie,
D’un regret éternel je devenais la proie ;
Bref, si je ne me fusse en ce lieu rencontré,
Anselme avait l’esclave, et j’en étais frustré.
Il l’emmenait chez lui ; mais j’ai paré l’atteinte,
J’ai détourné le coup, et tant fait, que par crainte
Le pauvre Trufaldin l’a retenue.

MASCARILLE
  Et trois ;
  Quand nous serons à dix, nous ferons une croix.
C’était par mon adresse, ô cervelle incurable,
Qu’Anselme entreprenait cet achat favorable ;
Entre mes propres mains on la devait livrer ;
Et vos soins endiablés nous en viennent sevrer ;
Et puis pour votre amour je m’emploierais encore ?
J’aimerais mieux cent fois être grosse pécore,
Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou,
Et que monsieur Satan vous vînt tordre le cou.

LÉLIE
  Il nous le faut mener en quelque hôtellerie,
Et faire sur les pots décharger sa furie.

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